Si l'Histoire du jeu vidéo se raconte souvent via les Etats-Unis et le Japon, la France possède également la sienne. Fruit de six années de recherches et d'interviews au sien de l'hexagone, revivez l'arrivée du jeu vidéo et de son expansion au fil des décennies. Ce premier volume remonte aux années 60 jusqu'à la fin des années 80, avec l'arrivée des premières consoles et des micro-ordinateurs et leur commercialisation. Un ouvrage unique de référence.
L’ouvrage d’Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon s’imposera, à n’en pas douter, comme une somme de référence sur l’histoire du vidéoludisme. Le travail d’enquête est minutieux pour analyser l’émergence d’une culture et d’une pratique du jeu vidéo en France des années 1960 à l’orée des années 1990. L’effort empirique est d’autant plus méritoire que, comme le soulignent les auteurs, « l’absence relative d’archives pour documenter la constitution du secteur [du jeu vidéo] en France, la conception des programmes, l’administration des entreprises de création ou d’édition ou la structuration des réseaux de distribution et de vente » (p. 19) rend la recherche particulièrement ardue. Les entretiens nombreux avec les acteurs·trices du domaine, la presse spécialisée, les fonds institutionnels et les archives d’une école d’ingénieurs composent un puzzle dense de ressources documentaires. L
LIRE LA SUITEenjeu épistémologique d’une histoire du jeu vidéo en France réside notamment dans la possibilité de faire émerger les « échanges incessants avec les autres territoires de création, de production et d’exportation de composants, de matériels et de programmes vidéoludiques » (p. 16). Il s’agit donc de spécifier les particularités françaises dans la formation d’une culture du jeu vidéo, en même temps que de saisir les phénomènes d’encastrements internationaux qui participent également d’une réduction progressive des idiosyncrasies.
2Le premier chapitre s’efforce de cartographier « l’informatique ludique en France dans les années 1960 et 1970 » (p. 27). Le problème historique soulevé est redoutable, puisque les chercheur·euse·s dans les laboratoires dédiés aux débuts de l’informatique semblent ne pas faire mention d’expérimentations vidéoludiques. Mais l’appréciation de ces acteur·trice·s, en prise avec des orientations scientifiques, sur des « objets largement déconsidérés culturellement et socialement » (p. 29), participe d’une invisibilisation des tentatives qui ont pu exister. Il faut ajouter que, dans cette période, « [l]e parc des machines est (…) beaucoup plus réduit en France qu’en Amérique du Nord et l’accès à celles-ci est strictement réservé à une poignée d’ingénieurs qualifiés » (p. 32). Le mathématicien Paul Brattfort, du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), proche de l’Ouvroir de Littérature Potentielle (OuLiPo), « s’intéresse (…) au jeu informatique dès 1960 (…) » (p. 36). Il programme un « jeu de Go-Bang » qui « est une forme de jeu de morpion où chaque participant doit aligner cinq pions d’une même couleur, noir ou blanc, en les plaçant tour à tour sur le damier » (p. 37). C’est toutefois principalement pour donner à voir la matérialité de la recherche informatique à la télévision que des jeux sont développés au sein des laboratoires français dans les années 1960. Quelques tentatives isolées de mise au point de jeux vidéo émergent au sein du laboratoire Informatique et mathématiques appliquées de Grenoble (IMAG), avec notamment un « jeu de pointage au crayon optique » (p. 42), mais également à l’École normale supérieure de l’enseignement technique (ENSET) de Cachan, avec un jeu de solitaire.
3Dans le deuxième chapitre de leur ouvrage, Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon explorent le domaine du jeu vidéo d’arcade entre 1973 et 2000. Ils rendent d’abord compte de l’étonnante vitalité du « secteur de l’automatique en français » (p. 54) désignant « les jeux de foire, les flippers (…), les jeux électromécaniques, les juke-box, les petits manèges pour enfants, les billards et autre baby-foot » (p. 55). Ce sont les « réseaux commerciaux » des « machines de jeu », venant de « l’étranger, principalement des États-Unis et du Sud-Est asiatique, mais également d’Italie », qui alimentent le marché français (p. 55). Il arrive également que les « contrats d’exclusivité » permettent une « fabrication française » (p. 55). Les lieux de déploiement de ces objets de l’automatique sont d’abord les bars et les cafés, mais aussi la kermesse, ces « exploitations foraines, parfois itinérantes, de machines de divertissement attirant un public populaire » (p. 57). Ce sont ces espaces qui accueillent les premières machines d’arcade dans les années 1970. Les « premières copies de Pong » (p. 64) amorcent un tournant pour le domaine de l’automatique grand public. Le jeu Breakout devient, en 1976, « le maître-étalon de l’automatique français » (p. 67). L’engouement pour ces nouveaux divertissements favorise la production française. Blanchet et Montagnon inventorient les entreprises engagées dans ce nouveau secteur du ludisme : Electro-Kicker, Jeutel… L’enjeu économique est tel que le domaine de l’automatique connaît une véritable « mutation électronique » (p. 78). De fait, « les exploitants ont pris le virage de l’électronique dès 1980 » (p. 81). Le domaine est neuf, bouillonnant, et la « contrefaçon » devient fréquente (p. 85). Parallèlement, quelques tentatives de jeux d’arcade conçus en France émergent : Le Bagnard, créé par l’entreprise Valadon, est nourri de jeux existants (Pac-Man, Crazy Cong…). Mais ce développement du vidéoludisme s’accompagne de certaines manifestations de défiance. Ainsi, à Marseille, la mairie exige « la fermeture de l’ensemble des salles de jeux » (p. 98). Outre « les problèmes de mise aux normes des établissements en termes de sécurité », les oppositions viennent, semble-t-il, des fédérations de parents d’élèves (p. 99). C’est la « profession » du secteur vidéoludique qui « organise la défense de ces intérêts » (p. 99). Abordant cette histoire culturelle de la réception des jeux vidéo, Blanchet et Montagnon examinent leur « traitement médiatique (…) en France » (p. 102). La presse explore l’univers des jeux d’arcade entre curiosité et méfiance. Peu à peu, cependant, ce type de divertissement exige un « renouvellement permanent des produits » (p. 107). Les taxations et l’arrivée « des jeux vidéo domestiques » (p. 110) expliquent, au moins en partie, la progressive démonétisation des jeux d’arcade, jusqu’à devenir, in fine, « un marché de niche » (p. 125).
4Dans le troisième chapitre de leur ouvrage Blanchet et Montagnon s’intéressent aux « premières consoles de jeux vidéo en France » sur la période 1974-1985 (p. 131). La chronologie de ce nouveau marché s’organise « en deux temps : d’abord l’introduction sur le marché de l’Odyssey et le succès commercial des Home Pong de 1975 au début des années 1980, puis de 1979 à 1985, la vague des consoles américaines à cartouches interchangeables de marque Philips, Atari, Mattel ou encore Coleco » (p. 131). Cependant, en deçà de ces grands mouvements, les auteurs repèrent les premiers développements des jeux vidéo domestiques dans les laboratoires, notamment au sein de l’École nationale supérieure d’électronique, d’informatique, d’hydraulique et des télécommunications (ENSEIHT) de Toulouse. Mais c’est incontestablement avec Pong (jeu de ping-pong électronique) que le vidéoludisme à domicile prend son essor en France. La présence de plus en plus massive des postes de télévision dans les foyers français (p. 155) permet l’extension du marché des consoles. Blanchet et Montagnon font l’inventaire de toutes les entreprises qui se sont lancées dans la commercialisation et le développement de ces nouveaux dispositifs (Société occitane d’électronique, mais aussi les filiales étrangères installées sur le sol français). Afin de donner un grain plus fin à leur analyse, les auteurs explorent les lieux de vente des consoles et des cartouches de jeux dans les années 1980 : la boutique Electron à Paris témoigne ainsi de l’économie à la fois attractive et fragile du vidéoludisme domestique.
5Le quatrième chapitre – le plus développé – concerne « la micro-informatique et le jeu vidéo en France » sur une période allant de 1978 à 1991 (p. 199). Les auteurs font jouer tous les ressorts de l’analyse historique pour saisir à la fois la spécificité des nouvelles formes de jeux articulés à l’informatique, les fondements économiques de ce secteur et l’importance du travail de scénarisation et de graphisme. L’étude des circuits commerciaux éclaire l’émergence du jeu informatique : « la boutique spécialisée tient (…) un rôle essentiel dans l’amorçage d’un secteur de l’édition de programmes et, tout particulièrement, de jeux vidéo en France. Elle sert d’interface, de “surface de contact” entre programmeurs et consommateurs, entre les premiers qui ne disposent pas d’un réseau de diffusion et les seconds à la recherche de softs à acheter pour leurs micro-ordinateurs » (p. 206). Passant en revue les entreprises qui ont développé les premiers jeux pour ordinateurs, Blanchet et Montagnon détaillent une scène française dominée par quelques acteurs (Loriciel, Cobra Soft, Ère informatique, Infogrames…) qui montrent des relations complexes entre programmateur·trice·s et circuits de vente et de distribution. Ce secteur nouveau de l’industrie ludique fait l’objet d’une veille des institutions publiques via l’agence Octet (p. 245) dès le début des années 1980. Il s’agit d’encadrer le secteur et de fournir des ressources de nature juridique ou financière. Mais cette agence disparaît, faute de moyens, en 1985. Peu à peu, « les éditeurs français entament au cours de la deuxième moitié des années 1980 une mutation dans leur organisation afin de gagner en efficacité et de maintenir la qualité de leur offre de jeux vidéo » (p. 257). Les réseaux de distribution se spécialisent et de nouvelles « sociétés de jeux vidéo » voient le jour (p. 267). Cette fois, « le lien avec la boutique est moins fort qu’avec les éditeurs historiques comme Loriciel ou Cobra Soft » (p. 267). La voie industrielle désormais suivie aboutit inexorablement à des « logiques de concentration » (p. 300). Infogrames, en particulier, rachète plusieurs sociétés et professionnalise la création (p. 304).
6Le cinquième chapitre est dédié au « jeu d’aventure à la française » (p. 327). Il permet d’explorer en détail le domaine de la conception vidéoludique. Ce sont ici les formats, les partis pris graphiques et scénaristiques qui trament l’analyse. S’il existe des « jeux d’aventure universitaires américains » (p. 329), leur diffusion est restreinte, notamment à cause de la « barrière de la langue » (p. 331). C’est le dispositif même du micro-ordinateur qui offre « des fonctionnalités d’enregistrement et de sauvegarde qui appellent à des sessions de jeu prolongées que le jeu d’aventure, plus littéraire, plus bavard, plus complexe, est à même de proposer » (p. 331-332). Les « expérimentations sur les interfaces graphiques et les modes d’interaction avec la machines » (p. 339) déploient des possibilités narratives nouvelles. Les différents genres littéraires, polar, comédie et même « critique sociale et politique » (p. 343), fournissent un matériau sans cesse renouvelé pour des expériences vidéoludiques.
7Cet ouvrage constitue donc une référence nécessaire sur l’histoire du jeu vidéo en France : s’attachant à l’histoire économique, technique, sociale et culturelle de ce secteur, les auteurs parviennent à dresser un panorama complet des enjeux associés à ces nouveaux dispositifs ludiques.
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